Dans une interview donnée au site Atlantico, Jean-François Sabouret, spécialiste du Japon, donne son point de vue sur la situation actuelle de ce pays. Le Japon fait en effet face aujourd’hui à plusieurs problèmes importants : l’extraordinaire résilience de ses habitants est-elle toujours en mesure de le redresser ?
Atlantico : Malgré une histoire politique et économique récente très difficile, le peuple japonais a toujours su se relever. Le président Obama lui-même a souligné récemment l’extraordinaire résilience du Japon face aux crises économiques, politiques et écologiques. Pourtant le pays semble au bord de l’explosion, peut-il cette fois encore s’en sortir ?
Jean-François Sabouret : Les Japonais possèdent une extraordinaire capacité à l’effort lorsqu’ils sentent faiblir l’entité à laquelle ils appartiennent que ce soit une entreprise ou leur pays. L’exemple caractéristique est celui du nombre d’heures travaillées qui s’élèvent officiellement à 40h par semaine alors que chaque Japonais offre deux heures de travail à son patron. Quant aux cadres, cela peut atteindre des records. Dans l’environnement économique actuel et la présence ultra concurrentielle de la Chine voisine, plus que jamais ils doivent redoubler d’effort. Le Japon a longtemps tablé sur une économie axée sur les produits à forte valeur ajoutée et à l’exportation de ces produits vers le marché chinois émergent. Dans le cadre de ces accords commerciaux, de nombreux transferts de technologie à faible valeur ajoutée ont été effectués. L’erreur des Japonais a été de sous-estimer la vitesse à laquelle les Chinois se placeraient sur ce secteur. Aujourd’hui, la Chine n’a plus besoin du Japon et peut donc adopter une posture revendicatrice. Les Chinois ont su développer une logique internationale bien plus grande et diversifiée que celle des Japonais notamment par le biais de leur langue qui a été mieux exportée. De plus, les Chinois ont envoyé leurs jeunes dans les plus grandes universités occidentales et aujourd’hui les enfants des héros populaires de la Grande Marche ont su trouver une place dans la société chinoise comme leaders du développement économique. Cela a ainsi permis une formidable transition chinoise vers une économie de marché contrôlée qui a pris de vitesse les Japonais.
Les Japonais ont également beaucoup investi dans la recherche aussi bien au niveau des entreprises que de la recherche publique. L’ensemble doit absolument aboutir à de la monnaie sonnante et trébuchante car pour les Japonais l’enjeu est l’exportation de produits labellisés Made In Japan qui rapporteront des royalties et équilibreront la balance commerciale. Cette logique d’injection d’argent publique a ses limites car elle augmente la dette publique déjà béante et celle-ci devra à terme s’ouvrir aux autres pays. Et bien sûr en premier lieu à la Chine qui pourrait retirer ses billes des Etats-Unis pour en placer une partie au Japon. Dans son histoire, le Japon a beaucoup basculé entre l’Occident et l’Asie et il est peut-être temps pour lui de faire un choix plus drastique qui pourrait être de se tourner vers ses voisins. Plus que jamais la résilience japonaise doit être forte mais elle ne doit pas être dirigée vers ses partenaires mais plutôt vers le pays lui-même. Comme l’explique le proverbe nippon, la victoire au judo va à celui qui est capable de souffrir dix secondes de plus. Dans le cas présent, les secondes vont être longues car au-delà des Chinois, toute l’Asie du Sud-Est est désormais compétitive sans parler de l’Inde. Pour le Japon, l’Asie est probablement la meilleure chance de Salut mais aussi le lieu de tous les challenges. Il va lui falloir ouvrir de nombreux accords et parvenir à exporter tous azimuts.
Cette incroyable capacité à endurer la souffrance peut-elle être le socle du redémarrage japonais ?
Si l’on en croit les personnes âgées japonaises, la jeune génération est hédoniste, elle ne sait plus et ne veut plus souffrir. Elles pensent donc que le pays va à sa perte et se voient comme les derniers samouraïs du travail. Ainsi ces ainés s’accrochent d’autant plus. Cela dit, le Japon est également en pleine transition politique puisqu’il est très probable que le parti conservateur Jiminto remporte les élections de la belle manière sans même avoir besoin de l’aide de son allié structurel le parti Komeito. Le parti va avoir de nombreux problèmes majeurs à affronter (Okinawa, Fukushima entres autres) et il est pour l’instant impossible de savoir vers quoi cela va mener le Japon. L’autre problème de fond est la nécessité d’augmenter la TVA, mesure à laquelle adhèrent tous les partis, qui rebute profondément les Japonais et qui risque de désavouer le parti dès ces premiers instants à la tête du pays. Enfin, le parti Jiminto présente une politique keynésienne de grands travaux qui risquent malheureusement de n’être que des éléphants blancs car dans la réalité il ne s’agira que de construire de grands blocs de béton dans les provinces. Cependant, cela créera de l’emploi et au Japon travailler est synonyme d’exister.
Ce redémarrage par le travail est pourtant confronté à la question du vieillissement de la population japonaise et du remplacement des « baby boomers ». L’une des solutions consisterait à mettre en place une politique d’immigration, ce à quoi sont farouchement opposés la plupart des Japonais. De la même manière, l’ensemble de la classe dirigeante ne semble pas prête à puiser dans l’incroyable ressource que pourrait être le travail des femmes qui sont pour l’instant bien loin d’avoir fait éclater le plafond de verre. Le discours actuel est plutôt tourné vers le travail des seniors dont certains devront travailler jusqu’à plus de 70 ans mais bien que cela ne dérange pas les aînés voire les enchante, cette logique trouvera sa limite à court terme. Une fois encore, le salut du Japon passera donc probablement par l’abnégation puisque le pays a accepté sa décroissance aussi bien économique que démographique. Une projection à l’horizon 2040 montre que le pays sera à nouveau fonctionnel si la population est de 90 millions d’habitants pour un chiffre actuel de 127 millions. Les Japonais sont donc entrés dans une logique d’acceptation de ce qu’ils appellent « l’honnête pauvreté ». Ils admettent de ne plus être le grand numéro 2 mondial et de ne plus mener la vie faste de l’âge d’or. C’est ce qu’ils disent, reste à voir s’ils pourront le vivre.
Du point de vue occidental, certaines pratiques de la vie quotidienne japonaise, comme les capsules de sommeil ou les love hotel, peuvent apparaître comme productivistes voire asservissantes. Est-ce cela que rejette la jeune génération ?
Ce sont en réalité des épiphénomènes qui ont des origines historiques tout à fait compréhensibles. On ne parle jamais du fait que la ville de Tokyo a été en grande partie détruite par les bombardements non nucléaires des Américains le 10 mars 1945. Ont donc été construits des baraquements dans lesquels vivaient parfois trois générations sous le même toit. Lorsque les jeunes couples étouffaient, ont été créés les love hôtels pour que les Japonais puissent continuer à s’aimer dans la tranquillité. Ensuite, lorsque la ville s’est rebâtie, la vie a repris son cours et les couples ont pu commencer à s’installer seuls. Les Love hôtels sont restés et ils sont devenus des abris pour les relations illégitimes.
Pour les capsules hôtels, il s’agit d’une conséquence logique de la structure de la mégalopole tokyoïte qui compte 42 millions d’habitants. Quand on finit de travailler à minuit et que l’on se lève à 6h30 du matin parce que l’on a une heure et demi de transport, le concept prend tout son sens. Ce n’est pas cher, propre, on peut prendre son bain et y dormir même si le concept nous choque. L’idée peut effectivement paraître asservissante mais est elle très pratique lorsqu’il s’agit de participer à l’effort général.
Pour conclure, je dirais que les Japonais n’ont pas d’autres choix que de travailler dur comme ils l’ont toujours fait. Ce n’est pas un peuple qui baisse les bras. La nouveauté réside dans le fait que leurs voisins taïwanais, chinois, coréens et autres ont pris exemple sur leur résilience. Le futur du Japon passe donc probablement par des accords avec leurs voisins et la coopération asiatique globale.
Source : Atlantico